Belle rencontre des lycéens avec Andreï Makine
De magnifiques témoignages des lycéens (de Sainte-Marie et Saint Dominique) sur ce qui les a touchés dans la lecture de l’ouvrage.
Les thèmes de l’amitié, de la guerre, de l’étrangeté de l’autre, leur ont ouvert le cœur, de la même manière que le personnage. On retrouve en filigrane le thème cher à Makine qu’il développera dans son roman Alternaissance, c’est à dire la naissance à soi-même, qui suit la naissance sociale après la naissance biologique.
Nous espérons que les prix Madeleine Daniélou à venir atteindront les lecteurs dans cette profondeur que l’on peut qualifier d’épiphanie mais cette première édition de ce point de vue, était une réussite.
Merci encore à Andreï Makine qui a dit être très touché de ce prix remis par ses lecteurs lycéens. Il a pris le temps de répondre à toutes les questions sur son écriture et son choix d’écrire en français;
La grâce de la rencontre était perceptible.
Merci aux professeurs de français Bénédicte Freysselinard (Sainte-Marie) et Caroline Gillette (Saint Dominique) de faire vivre la littérature de cette belle manière.
DISCOURS Remise du prix Madeleine Daniélou à Andreï MAKINE (par Bénédicte Freysselinard)
Le pays des livres
L’adolescence est une période privilégiée pour lire, car c’est le moment où on découvre le monde et sa beauté avec un nouveau regard que celui de l’enfant qu’on a été, regard qui n’est pas encore le regard de l’adulte qu’on rêve de devenir.
Dans La terre et le ciel de Jacques Dorme, Andréi Makine évoque la lecture à l’adolescence, monde imaginaire qu’il appelle « le pays de l’estran », un lieu de refuge où il peut rêver, qu’il découvre « par fragments, sans logique », au milieu des « vestiges de la bibliothèque de Samoïlov » qu’il fréquente ces années-là.
Que cherche-t-il dans la lecture ? Il a soif de connaissances, mais par-dessus tout, il est en quête de liberté, « la divine liberté de réinventer la vie, de la peupler de héros ». La lecture compense les manques qu’il éprouve, le console : né à Krasnoïarsk, au cœur de la Sibérie, il est orphelin de naissance. « Je cherchais dans mes lectures ce dont j’étais privé. L’attachement à un lieu (celui de ma naissance était trop indéfini), une mythologie personnelle, un passé familial. »
La lecture est donc fondatrice, à tel point que lorsqu’il quitte la bibliothèque de son adolescence, « pour longtemps, pour toujours peut-être », il veut essayer d’emporter « le pays né de leurs pages ».
Une œuvre unique
Dès lors, écrire, c’est recréer le pays des livres, un pays sans frontière, dont la langue est inédite, et qu’il va lui falloir inventer. Un pays d’abord des origines, celles de « la fille d’un héros de l’Union soviétique » puis celles d’un « porte-drapeau déchu » ; un pays aussi où la nature est hostile et le climat, glacial. Comme le disait avec humour Dominique Fernandez en le recevant à l’Académie française, Makine n’a pas eu à lutter contre sa famille pour devenir écrivain, mais plutôt à lutter contre les rigueurs d’une Nature hostile !
Orphelin, quoi d’étonnant que la figure féminine qui vous transmet la langue française et l’amour de la France soit une figure maternelle ? La Sibérie, lieu de désolation, devient peu à peu lieu de libération, car vous comprenez qu’en Russie, on vit « quotidiennement au bord du gouffre ». Avec Le testament français, vous obtenez une triple reconnaissance : le prix Goncourt, le prix Goncourt des lycéens, le prix Médicis. C’est la gloire littéraire qui commence.
Vous avez écrit aujourd’hui 28 livres, et il est impossible de les mentionner tous ; difficile aussi d’en proposer une synthèse, car chacun a un sujet différent. Je me contenterai d’en citer quelques-uns.
La Musique d’une vie, dont le héros est le pianiste Alexei Berg, inaugure une galerie de personnages résistants, dont la vie bascule, comme celle de Jacques Dorme, roman dont le titre, La terre et le ciel de Jacques Dorme, rappelle une phrase du général de Gaulle : « Maintenant que la bassesse déferle, ces soldats regardent la terre sans rougir et le Ciel sans blêmir ». Il est donc impératif de résister à la « bassesse qui déferle », quelle qu’elle soit. L’impératrice Catherine II, héroïne d’ Une femme aimée, est aussi une résistante à sa manière. De langue maternelle allemande, elle est parfaitement francophone et apprend le russe, « une langue d’intimité, de communion avec l’insondable âme russe, avec la musique de ses paysages, de ses saisons, de ses légendes. » Impératrice de Russie, parfaitement francophone ; on comprend que ce personnage vous soit cher.
Une grande partie des œuvres rend hommage à l’amour humain et aux femmes, qui en sont les initiatrices. Hommage est aussi rendu à un homme, le colonel Chabert, pardon le lieutenant Schreiber, revenu au monde des vivants après avoir côtoyé celui des morts. Le personnage de Balzac, un homme qui au retour du champ de bataille est oublié de tous, c’est un peu un frère de Jean-Claude Servan-Schreibert, soldat des troupes combattantes de De Gaulle, qui, lui, existe bel et bien. Ancien combattant, il peine à retrouver le monde des vivants. C’est un personnage d’un de vos livres, mais c’est aussi un homme réel devenu un ami, âgé de 98 ans en 2016, qui assiste à votre réception à l’Académie Française.
Puis, à partir de 2007 et de votre unique pièce de théâtre intitulée Le monde selon Gabriel, Andréi Makine est doublé de Gabriel Osmonde. Ce double rappellerait-il le phénomène littéraire Romain Gary- Emile Ajar ? Vous expliquez que Gabriel Osmonde vous permet d’explorer un nouveau territoire littéraire. Il est l’auteur de plusieurs romans, dont Alternaissance : après la naissance biologique puis la naissance sociale, chaque individu a droit à une troisième naissance, l’alternaissance, qui permet de naître à soi-même. La dystopie et le roman d’aventures, avec L’archipel d’une autre vie, vont à la rencontre des lecteurs d’aujourd’hui, qui privilégient souvent le divertissement dans le choix de leurs lectures.
L’ami arménien, votre avant-dernier livre, nous a émus et nous a paru particulièrement apte à séduire des lycéens. Ce sont eux qui vous l’expliqueront. L’ancien calendrier d’un amour, votre dernier livre, est particulièrement émouvant. Votre héros, Valdas, assume son parcours : « La mystérieuse pérennité de ce qu’il avait vécu avec Taïa [un amour authentique] faisait de lui un étranger aux yeux des autres. » L’amour authentique se mérite-t-il ? Pour résister à l’oubli de cet amour, une seule façon : « Prier pour ceux pour qui personne ne prie. » Un message inoubliable et bouleversant, qui revient dans au moins deux de vos livres, signés Andréi Makine. La littérature peut être une prière.
Ce qui nous retient, cher Andréi Makine, c’est votre conception de l’écrivain. On écrit peut-être pour soi, mais on écrit aussi pour les autres. L’écrivain que vous êtes se donne avec générosité à ses lecteurs ; un point de vue que partageait Madeleine Daniélou, qui envisageait la lecture comme une rencontre entre l’auteur et son lecteur. Merci de votre générosité.